Note d’intention :

Entretien avec Philippe Bulinge, auteur et metteur en scène

Pourquoi, après avoir longtemps côtoyé Edmond Rostand, l’auteur de Cyrano de Bergerac et son œuvre, écrire une pièce sur Napoléon ?

C’est pour moi une suite tout à fait logique.

D’abord parce que Rostand a écrit un formidable Aiglon joué par Sarah Bernhardt, qui me ramène régulièrement au héros de mon enfance, Napoléon.

Ensuite, parce que, si Rostand incarne la dernière résurgence du drame romantique et si ses pièces convoquent l’Histoire avec un grand H, le Paris du 17ème pour Cyrano, l’Autriche de 1830 pour L’Aiglon par exemple, ses personnages, ses héros, ne la font pas, ne participent pas à sa course. Ce sont des personnages qui échouent.

Or, si Napoléon fait l’Histoire, s’il en a écrit des pages et des pages magnifiques... si, après lui, les Romantiques parleront de la fin de l’Histoire... si Napoléon, c’est l’histoire en marche incarnée, « une force qui va » dirait Hugo... dans cette nuit du 12 au 13 avril 1814, où il n’est plus rien, où il n’a plus aucune prise sur les événements, il n’est plus un acteur de l’histoire, mais un spectateur passif, démuni. Un homme comme un autre qui fait tragiquement le bilan de son existence, aussi bien politiquement qu’humainement : « Je ne suis plus Empereur, mon fils n’a jamais eu de père et je ne suis pas avec la femme que j’ai toujours aimée ».

Comme un héros de Rostand, comme les hommes modernes que nous sommes ?

Oui, car un personnage parle toujours de l’homme d’aujourd’hui.

J’aime l’Histoire, parce qu’elle révèle l’homme dans sa permanence. Interroger la vie, par exemple, d’un chevalier  du Moyen-Âge, c’est chercher dans cet homme ce qui est commun à tout homme, ce qu’il dit, par sa manière d’agir ou de ne pas agir, de l’homme éternel. Le monde change en permanence, les civilisations naissent et meurent, mais j’aime, je vis, je meurs, j’espère, je pleure comme le premier homme.

Incarner sur scène Napoléon dans cet instant formidablement dramatique de la nuit de Fontainebleau, clin d’œil d’ailleurs que fait l’Histoire au théâtre en provoquant un véritable huis-clos théâtral, c’est pousser cette recherche jusqu’à son paroxysme. C’est rendre et révéler Napoléon profondément humain. Le geste  suicidaire de l’Empereur interroge sa Geste, bouscule l’image et le mythe qu’il a patiemment construits et que les décennies et les siècles suivants parachèveront.

Le geste désespéré de cet homme devient un véritable point de convergence entre ce que je suis, ce que vous êtes et ce que fut un homme mort il y a 200 ans.

L’incarner, le mettre sur les planches, c’est lui enlever tous les masques, tous les artifices qu’un homme porte pour se cacher des autres hommes et aussi se tromper soi-même. Napoléon se suicidant sur scène, c’est se retrouver devant un corps vieilli et abîmé, réel, concret. C’est se retrouver devant un homme nu qui ne cache plus rien, qui ne ment plus, qui ne peut plus agir sur l’Histoire.

Un homme profondément méconnu.

 

Méconnu ? Mais il y a autant de livres sur Napoléon que de jours qui nous séparent de sa mort !

Oui, mais qu’a-t-il dans la tête ? Que ressent-il ? Que pense-t-il ? On sait tout de Napoléon, affirmez-vous ? En êtes-vous certain ?

Que penser, en effet, quand l’on se rend compte que les biographes de Napoléon ne consacrent au mieux qu’un ou deux courts paragraphes à cette nuit de Fontainebleau, alors que l’on peut légitimement penser que ces instants tragiques ont sans doute hanté pendant de longues années l’esprit de Napoléon ? Il faut s’intéresser à l’esprit humain et à ses méandres quand on fait des recherches historiques, sinon on passe à côté de l’essentiel.

En écrivant et en montant Les Rostand, qui raconte l’histoire d’un couple de poètes, je me suis rendu compte que, pour la plupart des personnages historiques ou des figures artistiques, on connait davantage les œuvres ou les événements que les personnes qui les ont produites ou vécus. On connait d’ailleurs plus souvent la réception des œuvres ou les conséquences d’une décision politique ou militaire que les réflexions ou les ressorts psychologiques qui sont en œuvre.

Dire : « Le 18 juin 1815, Napoléon est vaincu par Wellington à Waterloo », c’est une chose. Parler du contexte géopolitique, c’est une chose. Mais savoir ce qu’a ressenti Napoléon au moment où la défaite est certaine en est une autre. Savoir ce qui a poussé psychologiquement Napoléon à revenir de l’île d’Elbe en est une autre.

La Vie de Napoléon par lui-même d’André Malraux, collage particulièrement fin des pensées de l’Empereur, m’a particulièrement touché : il remettait Napoléon au centre de sa propre histoire. C’est sa voix qui nous parle de lui-même.

Avec ma pièce, j’ai choisi l’un des moments de son histoire où l’Empereur n’est pas en représentation, un moment où je peux avoir une chance de l’atteindre vraiment, de le toucher du bout des doigts.

Mon travail, en tant que créateur de spectacle, c’est de faire ressentir aux spectateurs les émotions et les mouvements d’âme que le personnage ressent. C’est pourquoi il me fallait trouver un instant dans son existence qui serait une sorte de frontière entre la vie et la mort pour que puisse s’exprimer pleinement son humanité la plus profonde et non l’image qu’il veut donner de lui. Je suis certain qu’il en existe d’autres, de ces instants.

Qu’en est-il alors, dans votre travail d’écriture et de mise en scène, de la vérité historique ?

Elle est fondamentale : je ne cherche pas à créer un personnage fictif que je pourrais plier à ma volonté, mais à retrouver les émotions d’un être qui a réellement existé. Je sais que je ne peux être certain à cent pour cent de ce que Napoléon ressent, mais je dois m’efforcer d’être le plus juste possible parce que je veux qu’un véritable dialogue s’instaure entre lui et moi pendant l’écriture, puis sur les planches. Si je travestis ce qu’est Napoléon, je monologue ! Or je veux parler avec Napoléon ! Pour que le spectateur puisse l’entendre vraiment. Je sais que je ne peux être sûr de rien mais ma tentative est sincère et honnête. Nous sommes au théâtre, je sais que le comédien que je dirige incarne un Napoléon qui n’est pas Napoléon mais un personnage. Mais je veux tendre vers cela, comme on parfait un diamant : plus nous serons précis, plus nous permettrons à chaque spectateur de ressentir et de saisir ce qu’est Napoléon à cet instant.

Parce que le théâtre, ce n’est qu’un miroir que l’on tend au spectateur pour qu’il se regarde lui-même ! Il faut donc que ce miroir soit très précis. Je me suis beaucoup documenté. J’avais déjà publié, il y a quelques années, une édition des Mémoires du Maréchal Marmont, l’un des maréchaux dont la défection entraîna la chute de Fontainebleau. Il y a une véritable recherche qui se développe autour des événements de Fontainebleau et d’un personnage comme le Général de Caulaincourt. J’espère également que la pièce suscitera des envies et des curiosités pour connaître davantage Napoléon et les autres protagonistes de cette nuit.