Histoire, contexte et personnages

Nuit du 12 au 13 avril 1814. Un homme, seul, dans une petite pièce du Château de Fontainebleau, ouvre une fiole, en verse le contenu dans un verre, le dilue dans l’eau et le boit.

Le premier Empire n’est plus. Napoléon vaincu en Russie en 1812 par le général hiver, puis repoussé d’Allemagne en 1813, mais aussi d’Espagne, s’est trouvé contraint de livrer bataille en France au cours des premiers mois de 1814. Malgré des succès qui rappellent la campagne d’Italie du Général Bonaparte, les Alliés sont rentrés dans Paris le 31 mars. Ont commencé alors les défections aussi bien civiles que militaires, qui se sont accumulées de jour en jour, et l’abdication de Fontainebleau du 6 avril 1814 est le point final de la campagne de France.

Les Bonaparte ne règnent plus.

Nuit du 12 au 13 avril 1814. Aux environs de trois heures du matin, le grand écuyer, le Général de Caulaincourt, est appelé par l’Empereur, qu’il découvre alité et malade.

Les deux hommes restent un long moment ensemble. Napoléon peint son avenir en noir. Puis il est pris de nausée et il se met à délirer. Caulaincourt veut appeler de l’aide mais Napoléon l’en empêche. L’Empereur lui confie alors les lettres reçues de l’Impératrice Marie-Louise et une autre, une lettre d’adieux, qu’il lui confie. Il lui remet également quelques objets et lui demande d’aller dire à Joséphine qu’il pense toujours à elle. Profitant d’un nouveau malaise, Caulaincourt fait appeler le docteur Yvan.

Nuit du 12 au 13 avril 1814. Un homme accourt auprès de l’Empereur, un nécessaire de médecin à la main.

Le docteur Yvan ne semble pas comprendre ce qui peut mettre Napoléon dans un tel état. Après quelques échanges, il veut faire boire un vomitif à l’Empereur qui refuse : il demande, en effet, à son médecin personnel, une nouvelle dose de poison. L’homme, s’arc-boutant sur sa conscience, refuse et s’enfuit. Napoléon se résigne à vivre pour écrire ses mémoires.

 

Armand Augustin de Caulaincourt (1773-1827) est un général et diplomate français de la Révolution et de l’Empire.

Dès la fin du Consulat, il devient diplomate et grand écuyer de Napoléon 1er, c’est-à-dire chargé de l’organisation quotidienne et de la protection de l’Empereur. Ambassadeur en Russie à partir de 1807, il tente de détourner Napoléon de l’aventure russe, prédisant le désastre lié à l’hiver. Pendant la débâcle de 1812, il a le privilège d’un long voyage en traineau avec l’Empereur, qui rentre d’urgence à Paris pour réorganiser l’Empire. Il partage ainsi son intimité ce qui renforce la confiance entre les deux hommes. à partir de novembre 1813, il est ministre des relations extérieures et doit négocier avec les Alliés qui veulent la fin de l’Empire. Son avis, semble-t-il, a été prépondérant pour décider Napoléon à abdiquer.

Noble mais s’étant mis au service de la Révolution, cultivé, et ayant sans doute une haute idée de lui-même mais aussi de son devoir, Caulaincourt est un fidèle d’entre les fidèles. Il est aussi l’un des seuls à oser tenir tête à Napoléon. Ses Mémoires, parues en 1933, sont un formidable témoignage de l’histoire impériale.

Caulaincourt, le coupant : Je refuse d’être le spectateur impuissant de votre agonie !

Napoléon : Mais au nom du long voyage que nous avons vécu ensemble, au nom de cet interminable retour depuis la Pologne jusqu’à Paris, serrés l’un contre l’autre dans un traineau tiré par deux chevaux – deux hommes que le froid rassemble sous une fourrure épaisse et lourde mais bien insuffisante sont à jamais liés et vous le savez bien ! – au nom de ces deux semaines, je veux bien vous répondre, Caulaincourt. Vous comprendrez alors pourquoi il faut laisser cette porte fermée. C’est juste une question de logique, vous verrez.

Caulaincourt, amer : La mort d’un homme, un choix logique ? Dans quelle tragédie avez-vous lu cela ? Phèdre ? Bérénice ?

Napoléon : Point d’ironie entre nous Caulaincourt. Vous savez que j’ai raison.

Caulaincourt : Vous m’imposez de jouer un drôle de rôle.

Napoléon : Dans quelques minutes, vous verrez que le mien sera plus pénible encore.

Caulaincourt : Pardon, sire… Que Votre Majesté me pardonne… Mais voilà des semaines, des mois, que je me bats, auprès de tous, contre tous, pour vous obtenir… la vie. Quand tous veulent vous voir mourir… Je n’ai pas ménagé ma peine, sire… La haine du roi de Prusse dépasse l'entendement… On envoie des assassins à Fontainebleau par esprit de vengeance ou pour seulement simplifier les négociations… On fait dormir des soldats dans les couloirs pour vous protéger… Mais malgré tout, j’ai obtenu des engagements précis. Des engagements qui sauvent votre vie.

Napoléon : De quelle vie parlez-vous, Caulaincourt ?

Caulaincourt, après un long silence : Le fait que je ne vous adule pas, le fait que je ne vous idolâtre pas, ne signifie pas que je ne vous aime pas. Le fait que je ne sois pas comme tous ceux qui vous admirent au point d’avoir les genoux toujours sales, et dont je ne vois plus, ce soir, de trace nulle part, ne signifie pas que je ne vous aime pas. - scène 4.

Alexandre-Urbain Yvan (1765-1839) est un chirurgien français.

Affecté à l’armée d’Italie de Bonaparte, il est promu chef adjoint des Invalides en 1798. Il entre au service personnel de Napoléon en 1800. C’est sans doute lui qui fournit à Napoléon, dès 1812, une première dose de poison car l’Empereur, en cas de défaite, ne voulait pas tomber vivant au mains de ses ennemis.

Le médecin ne quittera plus son patient jusqu’en 1814 et cette fameuse nuit du 12 au 13 avril où il a le courage de refuser la mort à l’Empereur qui la lui réclame. Napoléon lui en tiendra certainement rigueur puisqu’à son retour en 1815, il refusera de le recevoir.

Yvan : Sire ? Réveillez-vous, je vous en prie… Caulaincourt, aidez-moi à redresser sa Majesté. Cet oreiller… Là… C’est mieux… Voilà une préparation qui devrait apaiser vos douleurs, sire. (Napoléon semble se laisser faire par Caulaincourt et Yvan, ce dernier portant aux lèvres de l’empereur la préparation fumante qu’il vient de concocter.)

Napoléon : Ce breuvage n’a pas le goût de celui que j’ai déjà pris.

Yvan : Il devrait vous soulager.

Napoléon, repoussant le verre : Ce n’est pas ce soulagement-là que j’attends de vous, docteur Yvan.

Yvan : Cette potion devrait vous faire vomir davantage.

Napoléon : Vous ne comprenez pas, docteur… Je ne veux pas que l’on me sauve… Il n’y a rien d’accidentel ou d’involontaire dans ce dernier geste… Je veux… j’exige que vous me redonniez une dose nouvelle de ce poison dont vous m’aviez tant vanté les mérites… Une nouvelle, docteur Yvan, pour faire oublier l’inefficacité, malheureuse, de la première.

Yvan : Buvez, sire.

Napoléon : Malheureuse pour votre réputation professionnelle, mon cher Yvan.

Yvan : C’est… C’est impossible...

Napoléon : Impossible n’est pas français.

Yvan : Buvez, sire.

Napoléon : Non, je ne boirai rien d’autre qu’une nouvelle dose de ce poison. Donnez-moi cette dose, docteur Yvan, je vous l’ordonne.

(Yvan se redresse lentement et fait quelques pas en reculant, s’éloignant du lit.)

Je vous l’ordonne, Yvan.

Yvan : Je dois refuser, sire.

Napoléon : Je vous l’ordonne et je ne peux tolérer que l’on me résiste ainsi. Il n’y a que mes ennemis pour me résister autant, Yvan. Pensez à cela. Et c’est un devoir pour vous, c’est un service que me doivent ceux qui me restent attachés, de m’obéir quelques instants encore.

Yvan : Ne doutez pas de mon attachement, je vous en prie. Ni de ma loyauté, ni de ma fidélité, sire. Mais mon devoir m’ordonne de vous sauver.